5

La veille du jour où je suis parti à Baltimore pour discuter avec Sue Chopra, Janice m’a téléphoné. J’ai été surpris d’entendre sa voix : elle m’appelait rarement à l’improviste.

« Tout va bien, m’a-t-elle aussitôt rassuré. Je voulais juste, eh bien, te souhaiter bonne chance. »

Le genre de chance qui me garderait hors de la ville ? Mais c’était une pensée mesquine. « Merci, ai-je répondu.

— Sincèrement. J’y ai repensé. Et je voulais que tu saches… Kaitlin le prend mal, c’est vrai. Mais elle s’en sortira. Si cela la bouleverse autant, c’est parce qu’elle tient à toi.

— Eh bien… Merci de l’avoir dit.

— Je n’ai pas fini. » Elle a hésité. « Ah, Scott, on a vraiment merdé, hein ? Là-bas, en Thaïlande. Mais c’était trop bizarre. Trop étrange.

— Je m’en suis déjà excusé.

— Je ne t’appelle pas pour avoir des excuses. Tu comprends ce que je veux dire ? J’ai peut-être ma part de responsabilité dans toute cette histoire.

— On ne va pas s’amuser à chercher à qui la faute, Janice. Mais je te suis reconnaissant de l’avoir dit. »

Je ne pouvais m’empêcher de passer mon appartement en revue pendant notre conversation. Il semblait déjà vide. Sous les stores défraîchis, les fenêtres étaient blanches de glace.

« Je voulais te dire que j’ai conscience des efforts que tu fais. Vis-à-vis de Kaitlin, pas de moi, je suis une cause perdue, pas vrai ? »

Je n’ai pas répondu.

« Pendant tout ce temps où tu travaillais à Campion-Miller… Tu sais quoi, j’étais inquiète à l’époque, quand tu es revenu de Thaïlande. Je me demandais si tu n’allais pas m’assiéger ou me harceler, et même s’il fallait laisser Kaitlin te revoir. Mais je dois bien l’avouer, tu as l’étoffe d’un bon père divorcé. Tu as fait traverser à Kait cette période difficile comme si c’était un champ de mines, en prenant tous les risques pour toi. »

Nous n’avions plus parlé aussi intimement depuis des années, ce qui m’a un peu décontenancé.

Elle a continué. « On aurait dit que tu essayais de te prouver quelque chose, que tu pouvais te comporter comme il faut, en adulte responsable.

— Je n’essayais pas de le prouver, je le faisais.

— Oui, mais en te punissant en même temps. En te réprimandant. Ce qui est une des composantes d’un comportement responsable. Mais jusqu’à un certain point, Scott, tant qu’on ne dépasse pas les bornes. Il n’y a que les moines qui arrivent à se flageller sans arrêt.

— Je ne suis pas un moine, Janice.

— Alors n’agis pas comme si tu en étais un. Si ce boulot te semble intéressant, prends-le. Prends-le, Scott. Kait ne va pas cesser de t’aimer simplement parce que tu ne la verras plus toutes les semaines. Pour l’instant, elle est dans tous ses états, mais elle finira par comprendre. »

C’était un bien long discours. Mais aussi ce que Janice avait tenté de mieux jusque-là pour m’accorder l’absolution, pour me féliciter d’avoir reconnu quel désastre j’avais fait de nos vies.

C’était bon. Généreux. Mais sonnait en même temps comme une porte qui se ferme. Elle me donnait la permission de chercher une vie meilleure, parce qu’il aurait été complètement irréaliste de croire que ce qu’il y avait eu autrefois entre nous pouvait être recréé.

Nous le savions tous les deux. Mais le cœur a parfois des raisons que la raison ignore.

« Il faut que j’y aille, Scotty. »

Sa voix avait eu une petite hésitation, presque un hoquet.

« OK, Janice. Mes amitiés à Whit.

— Appelle-moi quand tu auras trouvé du boulot.

— Promis.

— Kait a encore besoin que tu lui donnes de tes nouvelles, même si elle pense le contraire. Vu l’époque et le monde dans lesquels nous vivons…

— Je comprends.

— Et sois prudent sur la route de l’aéroport. La chaussée est glissante depuis la dernière grosse chute de neige. »

 

À mon arrivée à l’aéroport de Baltimore, je m’attendais à trouver un chauffeur avec mon nom inscrit sur un carton, mais j’ai été accueilli par Sulamith Chopra en personne.

Impossible de ne pas la reconnaître, même après toutes ces années. Elle dépassait de la foule. Jusqu’à sa tête qui était toute en longueur, une espèce de longue cacahouète brune surmontée de boucles noires en léger désordre. Elle portait un pantalon kaki taille montgolfière et une blouse qui avait dû être blanche, mais sur laquelle d’autres vêtements avaient apparemment déteint dans la machine à laver. Elle donnait tellement l’impression d’avoir choisi ses vêtements à l’Armée du Salut que j’ai douté de sa capacité à embaucher qui que ce soit… puis je me suis dit monde universitaire et scientifiques.

Elle a souri. J’ai souri aussi, mais avec moins d’énergie.

J’ai tendu la main, mais elle n’en a pas voulu, elle m’a attrapé pour me serrer très fort dans ses bras, me relâchant une fraction de seconde avant que cela ne devienne douloureux. « Ce bon vieux Scotty.

— Cette bonne vieille Sue, ai-je réussi à répondre.

— J’ai ma voiture dehors. Tu as mangé ?

— Je n’ai pas eu de petit déjeuner.

— Alors je t’invite. »

 

Deux semaines plus tôt, Sue m’avait appelé un après-midi, me tirant d’une sieste sans rêves. Ses premiers mots avaient été : « Salut, Scotty ! J’ai appris que tu n’avais plus de boulot. »

Alors que je n’avais pas échangé un traître mot avec cette femme depuis notre brève rencontre fortuite à Minneapolis. Qu’elle ne m’avait jamais rappelé depuis. J’ai eu besoin de quelques secondes pour reprendre mes esprits et simplement reconnaître sa voix.

« Excuse-moi de ne pas t’avoir rappelé plus tôt, a-t-elle continué. J’avais mes raisons. Mais ça ne m’empêchait pas de garder un œil sur toi.

— Tu gardais un œil sur moi ?

— C’est une longue histoire. » J’ai attendu qu’elle me la raconte. Au lieu de cela, elle est longuement revenue sur le bon vieux temps à Cornell et m’a résumé sa carrière depuis, y compris le travail universitaire qu’elle effectuait sur les Chronolithes, sujet qui m’intéressait au plus haut point… Et distrayait mon attention, ce qui n’était sûrement pas innocent de sa part.

Elle a parlé de physique avec trop de détails pour que je puisse suivre : des espaces de Calabi-Yau et de quelque chose qu’elle appelait « la turbulence tau ».

Jusqu’à ce que je lui demande enfin : « Donc ouais, je n’ai plus de boulot. Comment tu le sais ?

— Eh bien, c’est aussi pour ça que je t’appelle. J’ai bien l’impression d’y être un peu pour quelque chose. »

Je me suis souvenu des « ennemis dans la direction » sous-entendus par Arnie Kunderson. Des « hommes en costume » évoqués par Annali. « Crache le morceau.

— D’accord, mais il va falloir que tu sois patient. Je suppose que tu n’as pas besoin de sortir ? Ni d’aller bientôt aux toilettes ?

— Je te le ferai savoir.

— OK. Bon, par où commencer ? Scotty, tu as déjà remarqué à quel point il était difficile de distinguer la cause de l’effet ? Tout se mélange. »

Elle avait publié un certain nombre d’articles sur les formes exotiques de la matière et les transformations C-Y (« la matière non baryonique et comment dénouer des nœuds dans une corde ») au moment de l’apparition du Chronolithe de Chumphon. La plupart traitaient de problèmes dans la symétrie temporelle – un concept qu’elle m’aurait expliqué en long et en large si je l’avais laissée faire. Après Chumphon, quand le Congrès avait commencé à prendre au sérieux la menace potentielle que représentaient les Chronolithes, on l’avait invitée à se joindre à une équipe de recherche patronnée par une poignée d’agences de sécurité et financée par une ligne du budget fédéral. Un travail à temps partiel, lui avait-on précisé, qui consisterait en de la recherche fondamentale, impliquerait la collaboration de la faculté de Cornell comme de divers collègues plus anciens, et serait du plus bel effet sur son CV. « Comme Los Alamos, tu comprends, mais un petit peu plus détendu, a-t-elle expliqué.

— Ah oui ?

— Enfin, du moins au début. Alors j’ai accepté. C’est au cours de ces premiers mois que je suis tombée sur ton nom. Tout était très ouvert, à l’époque. J’ai vu toutes sortes de conneries de sécurité. Il y avait une liste maître de témoins oculaires, des gens qu’ils avaient débriefés en Thaïlande…

— Ah…

— Et bien sûr, ton nom y figurait. On a pensé convoquer tous ces gens, enfin, tous ceux que nous pourrions retrouver, histoire de leur faire passer des tests sanguins et autres, mais finalement on a renoncé : c’était trop lourd, trop envahissant, et trop peu susceptible de donner du concret. Sans compter les atteintes aux libertés civiques. Mais je me souviens que ton nom figurait sur cette liste.

« Je savais que c’était bien le tien parce qu’on y avait joint ta biographie quasi complète, y compris Cornell, y compris un lien hypertexte sur moi. »

Une fois de plus, j’ai pensé à Hitch Paley. Son nom figurait aussi sur cette liste. Ils avaient peut-être examiné un peu plus attentivement ses activités, depuis Hitch était peut-être en prison. Ce qui expliquerait pourquoi il n’y avait pas eu de paquet ce jour-là à Easy’s Packages, et pourquoi je n’avais pas entendu parler de lui depuis.

Mais bien entendu, je n’ai pas soufflé mot de tout cela à Sue.

« Eh bien, j’ai en quelque sorte pris note, a-t-elle continué, mais sans plus, du moins jusqu’à ces derniers temps. Scotty, il y a une chose qu’il faut que tu comprennes : l’évolution de cette crise a rendu tout le monde beaucoup plus parano. Et si ça se trouve, à juste titre. Surtout depuis Yichang. Tout le monde a pété les plombs à cause de Yichang. Tu sais combien de morts il y a eu rien que dans l’inondation ? En plus, c’était la première explosion atomique à peu près guerrière depuis le siècle dernier. »

Elle n’avait pas besoin de me le dire. Je m’étais tenu au courant. Il n’y avait même rien de surprenant à ce que la NSA, la CIA ou le FBI s’impliquent à ce point dans les recherches de Sue. Les Chronolithes étaient devenus, à la base, un problème de défense. L’image qui se tapissait au fond de toutes les têtes – rarement exprimée, rarement explicite – était celle d’un Chronolithe sur le sol américain : Kuin trônant sur Houston, New-York ou Washington.

« Et donc, quand ton nom m’est retombé sous les yeux… eh bien, c’était sur une liste d’un autre genre. Le FBI enquêtait à nouveau sur les témoins. Je veux dire, ils te gardaient plus ou moins à l’œil depuis le début. Tu n’étais pas surveillé à proprement parler, mais si tu déménageais dans un autre État ou je ne sais quoi, ils s’en seraient rendu compte et l’auraient noté dans ton dossier.

— Bon Dieu, Sue !

— Simple routine, rien de bien méchant. Jusqu’à récemment. Ton travail à Campion-Miller est apparu sur l’écran radar.

— J’écris des logiciels de gestion. Je ne vois pas…

— Ne sois pas si modeste, Scotty. Tu t’en es très bien sorti avec ces heuristiques de marketing et ces anticipations collectives. J’ai jeté un œil sur ton code…

— Tu as vu le code source de Campion-Miller ?

— Campion-Miller a bien voulu le mettre à la disposition des autorités. »

Les pièces du puzzle se mettaient peu à peu en place. Une enquête du FBI chez Campion-Miller ne manquerait pas d’inquiéter la direction, surtout si les questions portaient sur du code sensible. D’où l’étrange intransigeance d’Arnie Kunderson et cette atmosphère « taisez-vous, méfiez-vous » qui entourait mon licenciement.

« Tu veux dire que c’est toi qui m’as fait virer ?

— Personne ne voulait que tu perdes ton emploi. Mais en l’occurrence, c’est plutôt commode. »

Commode était sans doute le dernier mot qui me serait venu à l’esprit.

« Tu vois comment ça se goupille, Scotty ? Tu es sur place à l’arrivée du Chronolithe de Chumphon, qui te marque pour la vie à lui tout seul. Et voilà que cinq ans plus tard, il s’avère que tu élabores des algorithmes tout à fait pertinents pour les recherches qu’on effectue ici.

— Vraiment ?

— Crois-moi. C’est ce qui a fait ressortir ton dossier. J’ai glissé un mot gentil sur toi histoire qu’ils te lâchent un peu, mais pour parler franchement : il y a des gens très puissants qui s’énervent beaucoup trop. À cause de Yichang, mais aussi de l’économie, des émeutes, de tous ces problèmes au cours des dernières élections… cela rend incroyablement nerveuses certaines personnes. Donc, quand j’ai entendu dire que tu avais été viré, j’ai eu la brillante idée de te faire venir ici.

— En tant que quoi ? Prisonnier ?

— Pas vraiment. Je ne plaisantais pas à propos de ton travail, Scotty. En termes de culture de code, c’est vraiment chouette. Et très, très pertinent. Ça n’en a peut-être pas l’air, mais ce dont je me suis occupée ces derniers temps concerne en grande partie la modélisation de l’effet d’anticipation sur le comportement de masse. L’application d’un feedback et la théorie de la récurrence à la fois sur les événements physiques et sur le comportement humain.

— Je ne suis qu’un pisseur de code, Sue. Je cultivais des algorithmes que je ne prétends pas comprendre.

— Tu es trop modeste. C’est un travail capital. Et franchement, ce serait bien plus sympa si tu le faisais pour nous.

— Je ne comprends pas. Qu’est-ce qui vous intéresse, mon travail ou ma présence à Chumphon à l’époque ?

— Les deux. Je les soupçonne d’être liés.

— Ce n’est pourtant qu’une coïncidence.

— Au sens conventionnel du terme, oui, mais… oh, Scotty, c’est bien trop compliqué à expliquer au téléphone. Il faut que tu viennes me voir.

— Sue…

— Tu vas me dire que tu as l’impression que je t’ai mis la tête dans le mixeur. Que tu ne peux pas prendre une décision comme ça, en pyjama, à boire une cannette de bière tout en te désolant sur ton sort. »

J’étais en jean et en sweat-shirt, mais à part ça, elle avait mis dans le mille.

« Alors ne décide pas, a-t-elle intimé. Mais viens me voir. Viens à Baltimore. À mes frais. On pourra en discuter. Je m’occuperai de ton voyage. »

Une des principales caractéristiques de Sulamith Chopra, c’est que quand elle disait qu’elle allait faire quelque chose, elle le faisait.

 

La récession avait frappé plus durement à Baltimore qu’à Minneapolis/Saint Paul. La ville s’en était sortie sans problème dans les premières années du siècle, mais le centre-ville avait vite perdu ensuite ce lustre de prospérité, s’était petit à petit transformé en un ensemble de devantures vides, d’écrans à plasma brisés, de panneaux d’affichages criards rendus pastel par le soleil et les intempéries.

Sue s’est garée derrière un petit restaurant mexicain et m’a accompagné à l’intérieur. Le personnel l’a reconnue et l’a saluée par son nom. Le costume de notre serveuse lui donnait l’air de sortir d’une mission du XVIIe siècle, ce qui ne l’a pas empêchée de nous énumérer les plats du jour avec un accent heurté de Nouvelle-Angleterre. Elle a adressé à Sue un sourire qui rappelait celui d’un métayer à un propriétaire bienveillant : j’en ai déduit que Sue ne lésinait pas sur les pourboires.

Nous avons discuté un moment de tout et de rien : des événements actuels, de la crise d’Oglalla, du procès Pemberton. Sue essayait de retrouver le ton de notre relation, cette intimité familiale qu’elle avait établie avec tous ses étudiants à Cornell. Elle n’avait jamais aimé être traitée en figure d’autorité. Elle ne s’en remettait à personne et ne supportait pas qu’on s’en remette à elle. Elle était assez vieux jeu pour imaginer les scientifiques au travail comme des plaignants munis des mêmes droits face à la barre absolue de la vente.

Depuis Cornell, m’a-t-elle appris, le projet Chronolithe l’avait accaparée de plus en plus, jusqu’à devenir toute sa carrière. Elle avait publié d’importants articles théoriques durant cette période, mais jamais sans l’imprimatur de la sécurité nationale. « Et notre travail le plus important ne peut être publié, de peur de mettre l’arme entre les mains de Kuin.

— Tu en sais donc bien plus que ce que tu peux dire.

— Oui, bien plus… mais pas assez. » La serveuse a apporté du riz et des haricots. Sue s’est plongée dans son assiette en fronçant les sourcils. « Je suis aussi au courant pour toi, Scotty. Tu as divorcé de Janice, ou vice versa. Ta fille vit maintenant avec sa maman. Janice s’est remariée. Pendant cinq ans, tu as effectué à Campion-Miller un travail de qualité mais dans un domaine extrêmement limité, ce qui est honteux, parce que tu es une des personnes les plus brillantes que je connaisse. Pas un génie du genre en chaise roulante, mais brillant. Tu peux faire mieux.

— C’est ce qu’on écrivait toujours sur mon bulletin scolaire : « peut mieux faire ».

— Tu as réussi à t’en remettre, pour Janice ? »

Sue posait des questions intimes avec la brusquerie d’un agent du recensement. Je ne crois pas qu’il lui soit jamais venu à l’esprit qu’on puisse s’en offusquer.

Aussi ne s’en offusquait-on pas.

« En gros, oui, ai-je répondu.

— Et votre fille ? Kaitlin, c’est ça ? Mon Dieu, je me souviens quand Janice était enceinte. Avec son gros ventre. On aurait dit qu’elle avait planqué une Coccinelle Volkswagen sous ses vêtements.

— Kait et moi nous entendons bien.

— Tu aimes toujours ta fille ?

— Oui, Sue, j’aime toujours ma fille.

— Bien entendu. C’est tellement toi. » Elle a eu l’air sincèrement ravie.

« Et toi, à propos ? Tu as quelque chose en cours ?

— Eh bien, je vis seule. Je vois bien quelqu’un de temps en temps, mais ce n’est pas vraiment une relation. » Sue a baissé les yeux avant d’ajouter : « Elle est poète. Le genre de poète qui travaille dans un magasin. Je ne me résous pas à lui apprendre que le FBI a déjà mis le nez dans sa vie. Elle en sauterait au plafond. De toute façon, elle voit aussi d’autres personnes. Nous ne sommes pas monogames. Plutôt polyamoureux. Et surtout, nous sommes à peine ensemble. »

J’ai levé mon verre. « Drôle d’époque.

— Drôle d’époque. Skol. Au fait, j’ai vu que tu ne parlais pas à ton père. »

J’ai failli m’étouffer.

« J’ai eu le relevé de ta ligne téléphonique sous les yeux, a-t-elle expliqué. C’est lui qui appelle, et cela ne dure jamais plus de trente secondes.

— On fait un concours. Pour gagner, il faut raccrocher le premier. Merde, Sue, ce sont des appels privés.

— Il est malade, Scotty.

— Vas-y, dis-moi tout.

— Non, vraiment. Tu savais pour son emphysème, j’imagine. Mais il a consulté un oncologue. Cancer du foie, métastatique, qui ne réagit pas aux traitements. »

J’ai posé ma fourchette.

« Oh ! Désolée, Scotty, a-t-elle dit.

— Tu réalises que je ne te connais pas ?

— Bien sûr que si, tu me connais.

— Je t’ai connue il y a longtemps. Et pas intimement. J’ai connu une jeune universitaire, pas une femme qui me fait virer… et branche mon téléphone sur une putain de table d’écoute !

— Il n’y a plus de vie privée, de nos jours. Plus vraiment.

— Il est… mourant ?

— Sans doute. » Son visage s’est assombri quand elle a pris conscience de ses paroles. « Oh, mon Dieu ! Pardonne-moi, Scotty. Je parle sans réfléchir. Comme si j’étais limite autiste ou je ne sais quoi. »

Ça, au moins, c’était quelque chose que je savais sur elle. Je suis sûr qu’on a répertorié et génétiquement cartographié le défaut de Sue, cette incapacité bénigne à lire ou à prédire les sentiments des autres. En plus, elle adorait parler… du moins à l’époque.

« Ça ne me regarde pas, a-t-elle reconnu. Tu as raison.

— Je n’ai pas besoin d’un parent de substitution. Je ne suis même pas sûr d’avoir besoin de ce boulot.

— Scotty, ce n’est pas moi qui ai commencé à tenir la liste de tes appels. Tu peux prendre ce boulot ou non, mais le refuser ne te procurera pas une vie normale. Que tu l’aies su ou non à l’époque, tu y as renoncé à Chumphon. »

J’ai pensé : mon père est en train de mourir. Je me suis demandé si je m’en fichais ou pas.

 

De retour dans la voiture, Sue s’excusait toujours. « Ai-je tort de remarquer qu’il y a un lien entre nous ? Que les Chronolithes ont donné à nos deux vies une forme que nous ne pouvons contrôler ? Mais j’essaye de faire pour le mieux, Scotty. J’ai besoin de toi ici, et je pense que tu t’accomplirais davantage dans ce travail que chez Campion-Miller. » Elle est passé au feu orange et le clignotement de réprimande sur son contrôle tête haute l’a fait ciller. « Je me trompe en soupçonnant que tu veux être impliqué dans ce que nous faisons ? »

Non, mais je ne lui ai pas donné la satisfaction de l’avouer.

« Et puis…» Est-ce qu’elle rougissait ? « Franchement, j’apprécie ta compagnie.

— Tu ne dois pourtant pas en manquer.

— J’ai des collègues, pas de la compagnie. Personne qui compte. Et de toute façon, tu sais que ce n’est pas une mauvaise proposition. Pas dans le monde dans lequel nous vivons. » Elle a ajouté d’une voix presque timide : « Et ça te permettrait de voyager. De voir du pays. D’assister à des miracles. »

Stranger than science.

 

Les Chronolithes
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